CHAPITRE PREMIER
Par une nuit sans lune, des conspirateurs se réunirent. Des Homanans qui, en plein jour, auraient paru des hommes ordinaires.
A la lumière des torches et des lanternes, leurs visages étaient vidés de toute humanité. Ils reflétaient le fanatisme, la dévotion aveugle à une cause. Et la détermination de rectifier ce qu'ils considéraient, dans leur aveuglement, comme une injustice.
Un cercle de torches avait été planté dans le sol. Les hommes y poussèrent un jeune garçon et le forcèrent à se coucher sur une pierre froide et dure.
Un jeune garçon cheysuli qui venait de recevoir son lir.
Ils l'avaient forcé à se dévêtir et lui avaient pris son couteau. Mais ils n'avaient pas trouvé d'or à lui ôter, car il n'y avait pas eu pour lui de Cérémonie des Honneurs à la Citadelle. Maintenant, il n'y en aurait jamais.
Il avait quitté la Citadelle quatre jours auparavant, poussé par le besoin de trouver son lir. Personne ne viendrait à sa recherche : cela faisait partie du rituel de rester absent jusqu'à ce que le lien soit formé.
Le garçon étendu sur l'autel frissonna. C'était un autel cheysuli, qui avait servi aux anciens rites des Premiers-Nés. Maintenant, seuls les Homanans en connaissaient l'existence. Ils allaient en pervertir l'usage.
Il savait ce qu'ils allaient faire : tuer son lir, pour qu'il sache ce que cela représentait pour un guerrier. Puis, quand il serait consumé par le chagrin d'avoir perdu son autre lui-même, ils le tueraient aussi.
Il ne pouvait pas bouger, tenu fermement par les mains homananes qui allaient bientôt laver un affront imaginaire dans son sang.
— Amenez le loup, dit une voix d'homme à la douceur fielleuse.
— Non, dit le garçon, en tentant une fois encore de se libérer.
C'était un jeune loup mâle, à peine plus qu'un louveteau. Ses mâchoires avaient été fermées avec du fil de fer ; une chaîne passée autour de son cou l'étranglait presque. L'homme qui le maintenait était grand et fort et habitué aux grands chiens. Le louveteau ne pouvait rien contre lui.
Une main toucha le front du garçon.
— Il y a une raison à ce que nous faisons. Comprends-tu, mon garçon, que je n'ai aucune haine contre toi, ni contre ta race ? La haine n'est pas ce qui me motive, mais le bien. Le bien d'Homana. Il nous faut rectifier l'erreur commise il y a plus de soixante-cinq ans, quand Karyon a nommé pour héritier Donal, son parent mâle le plus proche, le fils d'Alix la sang-mêlée et d'un Cheysuli. Mais Karyon avait un fils, un Homanan, sans trace de sang cheysuli...
« Il y a vingt ans, mon père retrouva la trace du bâtard de Karyon et de l'Homanane qui lui avait donné naissance. Il est allé porter une pétition au Mujhar, Donal, pour demander que son trône soit rendu à Carollan. La femme et lui ont été assassinés. Celui qui a tué Elek, mon père, n'est autre que Niall, alors prince héritier, et maintenant Mujhar. Nous demandons la même chose qu'Elek : que Niall soit déposé en faveur de Carollan. C'est ainsi que les choses doivent se passer.
Le garçon étendu sur l'autel fit appel à tout son courage.
— Gardez-moi, dit-il, mais laissez mon lir partir.
— Le lir est un aspect de votre pouvoir, dit le fils d'Elek. Une manifestation du mal qui hante ce pays. Vous êtes unis dans la vie, petit, toi et ton lir. Vous serez désormais liés dans la mort.
— Il est si jeune..., dit le garçon.
Puis il se tut. Il était inutile de supplier les Homanans.
— Oui, et toi aussi. Mais si nous vous laissions vivre jusqu'à l'âge adulte, vous seriez plus difficiles à vaincre.
— Je vais prendre ma forme-lir, menaça le garçon, et vous verrez ce que je peux faire...
— Maintenant, dit la voix du fils d'Elek.
L'homme qui tenait le loup sortit un poignard et coupa la gorge du lir.
Le garçon hurla.
Une autre lame brilla dans la lumière des torches.
Tandis que l'autel débordait du sang versé, qui coula sur le sol, l'homme se tourna vers ceux qui l'accompagnaient.
— Il est temps que nous nous attaquions à des proies plus importantes, dit-il.
— Shansu, shansu, meijhana, dit Brennan doucement en flattant l'épaule de la jument. N'aie pas peur, laisse-moi faire...
Il était concentré sur les réactions de la bête, dont le seul désir était de se débarrasser de l'homme qui la chevauchait.
Il utilisait une selle cheysulie, plus légère que son équivalent homanan, mais qui offrait moins de prise quand il s'agissait de rester sur le dos d'un animal récalcitrant. Il serra les jambes autour des flancs de la jument. Elle le secoua comme un sac de son, ruant et hennissant d'une façon qui convenait peu à sa beauté délicate.
Ils continuèrent un moment leur danse mortelle, la volonté de la jument s’opposant à celle du guerrier. Elle aurait voulu galoper, mais le mors l'en empêchait, ainsi que la prise ferme et experte de Brennan sur les rênes.
Soudain, la bête céda. Elle cessa de se débattre, fit un pas ou deux de côté, et ferma les yeux à demi comme pour reconnaître sa défaite.
Brennan la fit aller au pas, puis au trot. Il savait que la jument n'était pas encore totalement apprivoisée. Elle pouvait décider de l'éjecter de sa selle à tout moment, mais elle n'en fit rien.
Brennan avait vu qu'on l'observait. Il fit avancer la jument vers sa sœur.
— Oui ?
— On m'envoie te donner ta liberté, dit Maeve.
Ses tresses blond cuivré brillaient sous le soleil.
— Ma liberté ? C'est notre jehan qui t'envoie ?
— Oui. Il a dit qu'il annulait l'ordre de ne pas travailler avec tes chevaux. Sans doute parce qu'il a regardé par la fenêtre et vu que tu le faisais, de toute façon.
— Ce n'est pas ce que j'appelle « travailler ». Pas quand on s'occupe d'une écurie de courses. Il y a quatre semaines que je n'ai pas monté un seul de mes chevaux, et tu as vu le résultat... Bon, je vais pouvoir me remettre à les entraîner et recommencer à gagner des courses !
— Je croyais que les courses étaient le domaine de Hart.
— Parier aux courses est son domaine. Moi, je monte mes bêtes. Dieux, si seulement je pouvais aller à la Citadelle... ( Il s'interrompit et regarda Maeve. ) Je vais y aller ! Même notre jehan ne peut me priver d'une partie de mon héritage !
— C'est vrai, dit Maeve. Keely se demandait combien de temps tu mettrais à t'en rendre compte.
C'est bien de Keely...
— J'y vais. M'accompagnes-tu ? Il y a deux ou trois mois que tu n'y es pas allée, alors que tu t'y rendais sans arrêt...
Brennan vit que l'expression soigneusement neutre de sa sœur cachait quelque chose. La peur ? Le regret ? Il n'aurait su le dire.
— Non, je ne pense pas. J'ai beaucoup à faire ici.
— Qu'est-ce que Keely t'a encore raconté ? demanda Brennan, alerté par la nervosité de sa sœur.
— Keely ? Rien... C'était... Cela suffit, Brennan. Je reste ici. C'est à cause de la tapisserie. J'ai promis d'y participer.
— La tapisserie ?
— Le projet que ma mère a commencé. La tapisserie aux lions. Ce sera un objet de valeur, quelque chose que nos descendants apprécieront... L'histoire de nos peuples racontée fil après fil... Je n'ai pas la magie cheysulie en moi, mais je suis tout de même fière de notre peuple.
Brennan raffermit sa prise sur les rênes quand la jument hennit. Il regretta une fois de plus que sa sœur aînée n'ait aucun des dons de leur race. C'était encore plus dur pour Maeve, parce que Keely, qui avait le Sang Ancien, en tirait une grande fierté.
— Très bien, Maeve, soupira Brennan. Reste ici. Mais je pense que tu as tort de tourner le dos à ton héritage, quelles qu'en soient les raisons.
Le visage de Maeve se vida de toute couleur.
— Qu'en sais-tu ? Tu as ton lir, ton or, tes yeux jaunes... Chacun t'accueille avec honneur partout où tu vas...
Maeve s'arrêta soudain et mit les mains sur sa bouche.
— Dieux, Brennan, je ne voulais pas dire ça ! Pas à ton sujet ! Jamais...
Elle se détourna et partit en courant, effrayant la jument, qui faillit faire tomber Brennan.
Quand il eut reprit son équilibre, Maeve n'était plus en vue. Il vit les regards étonnés des garçons d'écurie, se demandant ce qui tourmentait la fille du Mujhar. Il alimenterait les commérages s'il partait aux trousses de sa sœur. Il calma la jument, appela Sleeta à travers leur lien mental et quitta Homana-Mujhar. Mais l'inquiétude habitait son cœur.